Comment le compositeur Simon Cloquet-Lafollye a mis en musique le « Napoléon » d’Abel Gance

Comment le compositeur Simon Cloquet-Lafollye a mis en musique le « Napoléon » d’Abel Gance

11 juillet 2024
Cinéma
Napoleon
La partition du film s’étend sur deux siècles de musique symphonique Cinémathèque française

Le compositeur français spécialisé dans la musique de film a créé une partition à partir d’œuvres préexistantes des XIXe et XXe siècles pour accompagner les sept heures de ce monument du cinéma muet (1927), reconstruit et restauré avec le soutien du CNC, présenté en salles, en deux parties, depuis le 10 juillet. Une épopée musicale qui a nécessité 13 semaines de montage son, 60 jours de mixage, une partition de 16 kilos et 1500 pages de musique symphonique… 


À quand remonte votre travail sur la musique de Napoléon vu par Abel Gance ?

Simon Cloquet-Lafollye : La Cinémathèque française a débuté ses recherches pour trouver un compositeur en février 2020, juste avant le premier confinement relatif à la crise du Covid-19. Frédéric Bonnaud, le directeur général, m’a alors contacté pour évoquer le Napoléon d’Abel Gance, dont la reconstruction était en cours. Trois compositeurs étaient en lice. Pour nous départager nous devions proposer une maquette à partir de la séquence dite du Siège de Toulon. Cette séquence d’une heure et vingt minutes est un film dans le film. La contrainte préalable imposée par la Cinémathèque était plutôt inédite, voire étrange de prime abord, puisqu’il s’agissait de créer une musique originale entièrement basée sur le répertoire symphonique existant. Je n’avais jamais fait face à une telle demande auparavant. Il s’agissait donc principalement d’arranger des œuvres du répertoire pour les synchroniser au film de Gance et d’assurer la direction musicale de l’ensemble du projet.

Il y a pourtant une grande part créative dans cette façon de marier des pièces différentes…

Dès le départ, j’ai abordé ce projet strictement d’un point de vue d’auteur et non pas d’illustrateur sonore. Il ne fallait surtout pas créer un « accompagnement de film muet » mais bien une partition originale, se déroulant en un flux ininterrompu, parfaitement synchronisée aux images, qui transcende les styles, les genres et les époques. Il s’agissait d’inventer une musique de film qui ne ressemble qu’au Napoléon d’Abel Gance en imaginant des œuvres composites inédites basées sur un répertoire préexistant. J’apparente mon travail à celui d’un sculpteur qui modèle sa matière pour créer une forme nouvelle. La musique doit fusionner avec l’image pour infuser le film de l’intérieur. Au final, elle doit agir comme un révélateur de sens et d’émotion. C’était tout l’enjeu de cet exercice.

La musique doit agir comme un vecteur de sens et d’émotion : elle est la troisième dimension du film, elle dit ce qui ne peut être exprimé par les seules images.

Pour les séquences du Siège de Toulon, vous utilisez des pièces de compositeurs très identifiés du XIXe siècle (Liszt, Schubert, Beethoven, Wagner…), contrairement à d’autres passages où apparaissent des musiques plus modernes du XXe siècle… Pourquoi ?

L’utilisation du répertoire moderne issu du XXe siècle est une liberté que j’ai prise plus tard. Au moment où la Cinémathèque cherchait le compositeur ad hoc pour ce projet, je ne connaissais pas encore la latitude dont je disposerais au moment de réaliser la démo. Dans un premier temps, je me suis donc concentré sur la musique du XIXe siècle, libre de droits. C’est finalement bien tombé car cet épisode constitue un moment à part, avec une unité de temps et de lieu à laquelle j’ai ajouté une unité stylistique. Finalement, je n’ai presque rien changé ultérieurement par rapport à ce que j’avais proposé pour cet exercice préparatoire sur cette séquence. Une des contraintes préalables que je me suis moi-même fixées consistait à éviter au maximum d’inclure des musiques trop identifiées et trop emblématiques du répertoire romantique, à l’image de ces poèmes symphoniques de Liszt par exemple, très peu joués, qui émaillent l’épisode du Siège de Toulon. De la même manière, dès le début du film, j’ai utilisé de la musique française de la fin du XIXe et de la première partie du XXe siècle, presque totalement oubliée aujourd’hui. Les noms de ces compositeurs, Philippe Gaubert, Benjamin Godard, Fernand de La Tombelle, Gabriel Dupont et d’autres sont de fait très peu connus du grand public et même des mélomanes. De la même période, on préfère citer Debussy, Fauré ou Ravel. Tout au long du film (à quelques exceptions près), l’utilisation d’un répertoire méconnu, voire disparu des scènes de concert, plutôt que des œuvres trop célébrées, renforce le sentiment du spectateur d’être en présence d’une bande originale de film moderne. Elle intensifie l’expérience cinématographique ressentie.

 

L’idée générale n’était donc pas d’être raccord avec l’époque de l’action du film ni de jouer forcément des musiques qui lui soient contemporaines ?

La musique de l’époque de Bonaparte, d’un point de vue cinématique, a peu d’intérêt. C’était souvent une musique de salon, à part Haydn et Mozart et quelques autres bien sûr, et j’aurais vite tourné en rond et généré une certaine monotonie. Quant à la musique baroque, elle ne fonctionnait pas avec l’esprit du film d’Abel Gance qui est romantique et traversé par un exaltant souffle épique. J’ai donc décidé d’utiliser un répertoire plus tardif. En revanche, j’ai fait appel à de nombreuses œuvres contemporaines du film, celles de Bartók ou Webern par exemple… La partition du Napoléon vu par Abel Gance s’étend donc sur deux siècles de musique symphonique.

Revenons à la chronologie de la composition du film et donc à cet essai autour du Siège de Toulon… Nous sommes alors à l’été 2020. Où en est la restauration à ce moment ?

La restauration images était déjà bien avancée. J’ai donc commencé à travailler sur les premières séquences du film qui narrent l’enfance de Napoléon à l’école de Brienne-le-Château et la fameuse « bataille de boules de neige ». Puis la Révolution française et la chute de la royauté, et enfin l’épisode du retour en Corse. J’ai donc suivi strictement la chronologie de la narration du film. À quelques détails près, les séquences sur lesquelles j’ai travaillé n’ont pas beaucoup bougé. C’est heureux car les modifications de montage images sont le cauchemar du compositeur de musique de film ! J’ai reçu les séquences restaurées tout au long des trois années nécessaires à l’écriture de la musique. Trois années au lieu d’une seule prévue au départ… La crise du Covid-19 a en effet considérablement ralenti le travail de restauration et entraîné des retards. Les enregistrements ont débuté en 2022. 

La séquence de la poursuite à cheval
La séquence de la poursuite à cheval Cinémathèque française

  Comment avez-vous concrètement pensé la musique ?

En m’imprégnant des images du film que je découvrais au fur et à mesure et que je projetais dans mon studio. Je rejouais également les séquences dans ma tête, loin de la table et de l’ordinateur, y intégrant mentalement de la musique. J’ai très vite compilé des musiques grâce à des sites de streaming. Chaque séquence avait ainsi sa playlist dédiée. C’est ensuite qu’a commencé le travail d’horlogerie pour associer précisément les musiques à l’image et à la narration.

Quel était le piège à éviter ?

Être trop illustratif ! Il fallait tendre vers la dimension symbolique le plus souvent possible. Dans la poursuite à cheval de l’épisode « Corse » par exemple, on démarre avec l’illustration pure d’un simple film d’aventures puis, plus la course s’intensifie, plus la musique devient sauvage, pour finir en apothéose avec les rythmes endiablés du Mandarin merveilleux de Bartók. La mise en scène de Gance délaisse au cours de la séquence les plans généraux pour des gros plans sur les chevaux ou des caméras embarquées. Au cours du Siège de Toulon, au-delà des combats, de l’incroyable débauche d’énergie déployée à l’écran et de la jubilation de filmer ces scènes d’action, il y a une douleur, une interrogation sur la guerre, le prix à payer pour vaincre et imposer un idéal romantique. La musique est le meilleur allié du cinéaste pour communiquer ces sentiments indicibles. Elle doit aussi participer à la compréhension du film et « lisser » le montage parfois inhabituel à nos yeux modernes. L’autre ligne blanche à ne pas franchir était la tentation du bruitage, l’imitation des sons. Si vous commencez dès la première image, vous êtes obligé de le faire tout au long du film. Cela devient grotesque et constituerait un contresens par rapport à l’œuvre de Gance.

J’apparente mon travail à celui d’un sculpteur qui modèle sa matière pour créer une forme nouvelle.

Quelle devait être pour vous la signification de la musique ?

Comme je l’évoquais plus haut, la musique doit agir comme un vecteur de sens et d’émotion : elle est la troisième dimension du film, elle dit ce qui ne peut être exprimé par les seules images. Elle devient un pont entre les images d’Abel Gance et le spectateur. Elle embarque celui-ci dans un monde d’émotion, de beauté et de sens. Sans elle, le film demeure, dans une certaine mesure, distant et froid.

Seule exception à ce refus de l’illustration, les chants, comme La Marseillaise que l’on entend ?

Georges Mourier, le responsable de cette restauration, tenait beaucoup, comme Gance avant lui, à cette Marseillaise. Il s’agit ici de la version de Berlioz que j’ai réarrangée. C’est à ma connaissance la première fois qu’il existe cette synchronisation labiale quasi parfaite entre le chant des acteurs à l’écran et celui des chanteurs enregistrés ou en ciné-concert, selon les conditions de projection. Il a donc fallu créer des variations de tempo pour pouvoir suivre l’image. Le film de Gance, dans ces séquences de La Marseillaise, n’est pas monté selon un rythme régulier. La Marseillaise est plus tard chantée dans la fameuse séquence des Ombres de la Convention. Il s’agit cette fois de spectres interprétant La Marseillaise. Nous étions donc moins contraints à une parfaite synchronicité. Cette Marseillaise est plus voilée jusqu’à ce qu’elle éclate à la fin. L’autre moment où la musique semble diégétique est la séquence dans le bureau de Robespierre avec le joueur de vielle à roue. Là encore l’instrument disparaît au profit de la Passacaille issue de la troisième symphonie de Penderecki qui le recouvre entièrement. La vielle à roue pourtant présente à l’image ne s’entend plus. On quitte alors l’illustration et le diégétique, le drame et le symbolique reprenant le dessus. 

Une des séquences de La Marseillaise
Une des séquences de La Marseillaise Cinémathèque française

Qui était votre interlocuteur privilégié pendant votre travail de composition ?

Joël Daire, le directeur délégué du patrimoine de la Cinémathèque française, dont la culture musicale est immense. Ce mélomane averti assurait la production exécutive du projet. C’est à lui que je faisais écouter mon travail, qu’il validait, ou me demandait quelques changements. Il partageait bien sûr ses idées. Nous nous réunissions à nouveau si j’opérais des changements en cours de route. Nous étions totalement en phase.

L'enregistrement de la musique dans le studio 104 de Radio France
L'enregistrement de la musique dans le studio 104 de Radio France Cinémathèque française

Abel Gance, décédé en 1981, a-t-il laissé des indications concernant la musique de son Napoléon

L’une des grandes joies de travailler sur ce projet vient justement du fait que je n’avais aucune contrainte relative à des indications d’Abel Gance (qui n’en a laissé aucune) et que la Cinémathèque française m’a donné carte blanche en me faisant totalement confiance. Gance ne s’était pas entendu avec Arthur Honegger, le compositeur initialement engagé pour le film, et avait même peu à peu supprimé sa musique selon les versions proposées. J’ai néanmoins tenu à faire un clin d’œil à Honegger dans la séquence des Ombres, dans laquelle j’ai utilisé une minute trente de sa musique. Sur les sept heures de film, c’est peu ! La seule chose que nous savions, c’est que Gance faisait jouer des pièces du répertoire les unes derrière les autres.

Une fois la musique validée et calée sur les images, il fallait l’écrire pour qu’elle puisse être jouée…

Un énorme travail ! La partition pèse au total seize kilos… Elle compte plus de mille cinq cents pages de musique symphonique qui contiennent des milliers d’informations. La musique a été enregistrée dans le studio 104 de Radio France, une partie par l’Orchestre national de France, l’autre par l’Orchestre philharmonique de Radio France. Cela a représenté cinquante séances d’enregistrement. L’équipe de Radio France avec ses techniciens, ses musiciens, son directeur artistique Paul Malinowski qui m’a formidablement secondé, a rendu l’aventure possible. Il y a eu ensuite treize semaines de montage son et soixante jours de mixage. C’était un gigantesque paquebot à manœuvrer. J’aime à penser que si Abel Gance revenait parmi nous, il approuverait nos choix. En tout cas, je n’aurais pas honte de lui montrer ce travail colossal, à la démesure de son film hors normes.
 

Le Napoléon vu par Abel Gance

Affiche de « Napoléon vu par Abel Gance »
Napoléon vu par Abel Gance Pathé

Reconstruit et restauré par la Cinémathèque française,
avec le soutien du CNC, sous la direction de Georges Mourier,
avec le laboratoire Éclair Classics/L’Image Retrouvée
Mis en musique par Simon Cloquet-Lafollye,
interprété par l’Orchestre National de France, l’Orchestre Philharmonique et le Chœur de Radio France, sous la direction de Fabien Gabel

À la Cinémathèque française du 6 au 21 juillet.
Dans les salles, distribué par Pathé, à partir du 10 juillet.